compte rendu intégral
Présidence de M. Jean-Patrick Courtois
vice-président
Secrétaires
:
Mme
Marie-Hélène Des Esgaulx,
M.
François Fortassin.
2
Débat
sur la loi pénitentiaire
M.
le président. L’ordre du
jour appelle le débat sur la loi pénitentiaire, organisé à
la demande de la commission sénatoriale pour le contrôle de
l’application des lois, de la commission des lois et du groupe du RDSE.
La parole est tout d’abord aux orateurs des commissions et
du groupe qui ont demandé ce débat, et en premier lieu à
M. le président de la commission sénatoriale pour le
contrôle de l’application des lois
M.
David
Assouline,
président de la commission sénatoriale
pour le contrôle de l’application des lois. Monsieur le
président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, hasard du
calendrier parlementaire, notre débat de contrôle sur
l’application de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009
s’ouvre quelques jours après la spectaculaire évasion de
Redoine Faïd de la prison de Sequedin, puis les menaces
d’évasion proférées par Christophe Khider dans une
interview largement relayée par la presse.
De tels épisodes posent à nouveau plusieurs questions
que nous avions soulevées l’an dernier dans l’excellent
rapport commun présenté en juillet 2012 par Mme Nicole Borvo
Cohen-Seat et M. Jean-René Lecerf, au nom de la commission
sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois et de la
commission des lois.
Parmi ces questions, je citerai en particulier le
nécessaire renforcement des moyens de contrôle pour empêcher que
des armes, des explosifs ou de la drogue ne soient introduits dans les prisons.
Mais plutôt que de m’arrêter à ce qui
relève du fait divers, je crois préférable de nous pencher, ce
matin, sur des difficultés plus structurelles qui affectent notre
système pénitentiaire et qui ont été très bien
diagnostiquées par nos deux rapporteurs.
Sur un sujet aussi sensible, je tiens à saluer non
seulement la qualité de leur travail, mais aussi leur grande
impartialité et le caractère consensuel de leurs conclusions. Comme
j’ai souvent eu l’occasion de le dire, la commission
sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois
s’est fixée pour principe de confier l’évaluation et le
contrôle de l’application des lois à des rapporteurs de
sensibilités politiques différentes fonctionnant en binômes. Si
M. Jean-René Lecerf sera aujourd’hui le seul à intervenir
pour présenter ce rapport, c’est parce que sa corapporteur a
démissionné de son mandat sénatorial en septembre dernier.
Compte tenu de la brièveté de mon temps de parole, je
laisserai M. Jean-René Lecerf détailler les conclusions et les
propositions du rapport, et axerai mon propos sur trois observations liminaires.
La première est un constat de lacune, qui est au cœur
de la mission que je préside : la non-publication de plusieurs
décrets d’application prévus par cette loi, en particulier le
décret relatif à la mise en place d’un système
d’évaluation indépendante du taux de récidive par
établissement pénitentiaire et le décret concernant les
règlements intérieurs types par catégorie
d’établissement.
Je ne doute pas que l’élaboration de tels dispositifs
soit très complexe, mais comment ne pas s’interroger sur ce
délai de plus de trois ans – deux ans sous le
précédent gouvernement et un an sous celui-ci ? Au-delà du
constat, c’est une question qui est posée.
Devons-nous nous résigner à voir les articles 7 et 86
de la loi pénitentiaire rester lettre morte ? Était-ce là
la volonté du législateur en 2009 ?
Ma deuxième observation est, en réalité, une
question : où en est la réflexion du Gouvernement sur la
possibilité d’installer des bureaux de vote dans les
établissements pénitentiaires, recommandation qui figurait dans notre
rapport mais qui ne semble pas avoir été suivie d’effet ?
C’est pourtant bien un problème d’application
des lois, car, en supprimant les peines complémentaires automatiques lors
de la réforme du code pénal, le législateur de 1994 a
souhaité préserver l’exercice du droit de vote aux détenus
ayant conservé leurs droits civiques. C’est bien d’eux dont il
s’agit.
Encore faut-il que ce soit techniquement possible ! Or,
dans l’environnement carcéral, proposer aux prisonniers de voter par
procuration est-il vraiment réaliste ? À qui donner la
procuration ? À un codétenu ? À un gardien ou à
un directeur de la prison ? À une personne de la commune où est
située la prison, alors que vous n’y avez ni attache personnelle ni
lien familial ? C’est sans doute l’une des raisons pour
lesquelles, comme la presse l’avait d’ailleurs relevé, la
participation des détenus a été aussi faible lors des
élections présidentielle et législatives de 2012 : aux
alentours de 5 % seulement.
Ma troisième et dernière observation est une
exhortation : nous devons – et nous en sommes tous
d’accord – « sortir la prison de son
enfermement », si vous me permettez l’expression.
Jusqu’à présent, la vie derrière les
barreaux est gérée « en circuit fermé »,
entre le ministère de la justice et les équipes de chaque
établissement, avec seulement, de temps à autre, un coup de
projecteur médiatique sur quelques problèmes récurrents comme la
surpopulation carcérale, les suicides, l’insuffisante prise en
charge des détenus et la récidive qu’elle induit.
Or, à partir du moment où la politique
pénitentiaire est un élément structurant de régulation
sociale, ces questions relèvent d’une responsabilité collective.
Une bonne mise en œuvre de la loi pénitentiaire dans
tous ses objectifs doit mobiliser l’ensemble des acteurs publics et de la
société civile, les services publics et les collectivités
locales, les personnels de santé, les entreprises, les associations,
notamment.
C’est, à mon avis, le seul moyen pour que la
privation de liberté ne provoque pas une rupture totale des liens entre la
personne en prison et son environnement social et familial, avec les
conséquences que nous connaissons et que Jean-René Lecerf va
développer. (Applaudissements.)
M.
le président. La parole est
à M. le rapporteur.
M.
Jean-René Lecerf,
rapporteur
de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage
universel, du règlement et d'administration générale.
Monsieur le président, madame le garde des sceaux, monsieur le
président de la commission sénatoriale pour l’application des
lois, mes chers collègues, en juillet 2012, Nicole Borvo Cohen-Seat et
moi-même présentions un rapport d’information sur
l’application de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009.
Écrit à quatre mains, ce rapport nous engage
l’un comme l’autre de la même manière, ce qui lui donne
sans doute une autorité renforcée. N’est-ce pas un atout
supplémentaire du Sénat, assez ancré me semble-t-il dans la
culture de la Haute Assemblée, que de parvenir à des propositions
consensuelles dont nous nous étions d’ailleurs entretenus avec vous,
madame la ministre, peu de temps après votre arrivée à la
Chancellerie ?
Dans ce contrôle de l’application de la loi
pénitentiaire près de trois ans après la promulgation de ce
texte, dans l’exercice de cet indispensable « service
après vote », nous regrettions, c’est vrai, les retards
dans la prise d’un certain nombre de textes d’application.
Apparemment, rien n’a changé, madame la ministre,
mais j’espère que vous aurez de bonnes nouvelles à nous
apporter !
Nous attendions un décret sur les règlements
intérieurs types par catégorie d’établissement
pénitentiaire. En effet, d’une prison à l’autre, les
régimes de détention peuvent beaucoup varier selon la
personnalité du chef d’établissement, l’histoire ou la
culture locale. Il en résulte des différences de traitement
ressenties, notamment à l’occasion d’un transfert, comme une
forme d’arbitraire. Nous attendons toujours !
De même, le législateur avait souhaité la mise en
place d’une évaluation indépendante des taux de récidive
par établissement pour peine. Nous attendons encore ! Il ne
s’agissait pas d’instaurer je ne sais quel hit-parade des
meilleures prisons. Ce que nous voulions, c’est tout simplement disposer
d’éléments d’appréciation des conditions de
détention et de leurs effets sur la récidive et sur la
réinsertion. Cela nous permettrait, par exemple, de formuler des jugements
plus objectifs sur des initiatives particulièrement intéressantes
comme la prison ouverte de Casabianda et de savoir s’il convient ou non
de développer ce type d’innovation.
Timidement, la loi pénitentiaire instaurait, en outre, une
consultation des détenus sur les activités qui leur sont
proposées. Je sais que ce thème vous intéresse, madame la
ministre, mais, sur ce point aussi, l’attente continue.
En outre, d’autres dispositions font l’objet
d’une application que l’on peut qualifier de trop mesurée,
pour ne pas dire d’évanescente.
Il en va ainsi de l’obligation d’activité.
Difficilement imposée par le Sénat, elle fait aujourd’hui
l’objet d’un vaste consensus, mais sa généralisation
exige une volonté politique sans faille. Dans l’esprit du
législateur, elle consiste essentiellement dans un travail carcéral
ou une formation professionnelle garante des meilleures chances de
réinsertion.
Des initiatives innovantes ont été prises
– mise en place, ici, d’une plate-forme de tri sélectif
des déchets, là, d’un centre d’appel, ou encore
d’une liaison avec le monde de l’entreprise et de
l’artisanat –, mais bien des efforts restent à accomplir.
Nicole Borvo Cohen-Seat et moi-même avions
suggéré, par exemple, que, même dans les établissements
privés, les chefs d’établissement s’impliquent dans la
prospection d’entreprises concessionnaires auprès des chambres de
commerce et d’industrie, des chambres de métiers et du patronat
local, car leur rôle est irremplaçable.
Nous demandions que l’on soit très vigilant, dans les
nouveaux établissements, aux locaux et aux ateliers adaptés au
développement d’activités. C’est souvent le cas, mais pas
toujours.
Nous demandions aussi que l’on concrétise enfin la
promesse faite par vos prédécesseurs, madame le ministre,
d’instaurer une priorité pour les productions des
établissements pénitentiaires dans le cadre des marchés publics,
ce qui impose, on le sait, une innovation en matière règlementaire.
S’agissant de la formation professionnelle des personnes
détenues, nous pensons que celle-ci gagnerait à être
confiée aux régions. Or l’expérimentation souhaitée
au travers de la loi pénitentiaire s’est heurtée à un
obstacle imprévu : la nécessité d’indemniser les
partenaires privés des établissements en gestion
déléguée compétents en matière de formation. Il
importe de modifier les cahiers des charges à cet égard.
Je voudrais maintenant aborder un point très sensible,
encore exacerbé par l’évasion récente de la maison
d’arrêt de Lille-Sequedin : le régime des fouilles, qui
représente un sujet de crispation majeure avec les personnels de
surveillance.
S’il a interdit les fouilles corporelles internes, sauf
autorisation d’un magistrat et réalisation par un médecin
extérieur à l’établissement, le législateur n’a
pas interdit les fouilles intégrales, mais seulement leur caractère
systématique.
Ces fouilles doivent être justifiées par la
présomption d’une infraction ou par les risques que le comportement
des personnes détenues fait courir à la sécurité des
personnes et au maintien du bon ordre.
Ces dispositions de nature à protéger la dignité
de chacun et à limiter le risque suicidaire, si préoccupant dans
notre pays, doivent être maintenues et appliquée. Vos co-rapporteurs
estimaient que l’indispensable conciliation des principes de
sécurité et de respect de la dignité imposait le recours à
des portiques à ondes millimétriques permettant de visualiser les
contenus des corps et de repérer la présence à la fois
d’objets dangereux et de substances illicites, sans que la personne
détenue ait besoin de se dévêtir, à l’instar de ce
qui existe dans nombre d’aéroports.
Que l’on arrête, madame le ministre, de nous dire que
ces scanners corporels coûtent trop cher ! Le prix de
150 000 euros, dont le montant serait revu à la baisse si
l’administration pénitentiaire en acquérait le nombre
nécessaire, ne correspond qu’à peine au prix d’une place
de prison supplémentaire.
En outre, on sait bien que c’est par les projections
qu’atterrit dans les cours de promenade l’essentiel des objets les
plus dangereux. Il faut à la fois multiplier et élever des filets de
protection, et donner des consignes strictes aux forces de l’ordre,
police et gendarmerie, pour opérer aux heures de promenade les
surveillances nécessaires et les arrestations indispensables.
Enfin, à lire certains journaux, on pourrait croire que
l’on s’évade avec une extrême facilité des prisons
de la République, alors qu’elles sont, sur ce point, parmi les plus
sûres de la planète. Je suis, pour ma part, toujours
étonné, au sens ancien du terme, de la disproportion des
réactions médiatiques que suscitent, d’un côté, cent
suicides, de l’autre, une seule évasion.
Pour lutter contre la surpopulation carcérale et permettre
d’aller vers l’encellulement individuel qui, seul, limitera le
caïdat, l’exploitation des plus faibles et la présence trop
fréquente, dans les prisons, de lieux de non-droit, la loi
pénitentiaire a posé deux principes fondamentaux.
En matière correctionnelle, et en dehors des condamnations
en récidive légale, une peine d’emprisonnement ferme ne peut
être prononcée qu’en dernier recours. Lorsqu’une telle
peine est prononcée, elle doit, si la personnalité et la situation du
condamné le permettent, faire l’objet d’un aménagement de
peine.
L’étude d’impact annexée à la loi
pénitentiaire estimait cependant nécessaire de réduire de 80
à 60 le nombre de dossiers suivis par chaque conseiller d’insertion
et de probation, ce qui supposait la création de 1 000 postes
supplémentaires.
Nous en sommes bien loin. Dans ces conditions, la
nécessaire diversification des aménagements de peines n’a pu
s’opérer.
Si le placement sous surveillance électronique s’est
développé dans des proportions considérables, ce ne fut le cas
ni du placement à l’extérieur, ni de la semi-liberté, ni
de la libération conditionnelle, qui constituent pourtant les mesures
à la fois les plus adaptées aux personnes les plus vulnérables
et les plus efficaces pour lutter contre la récidive.
Permettez-moi de rappeler avec force que, de la même
manière qu’une politique pénitentiaire ne saurait se
réduire à l’évolution des capacités de
détention, la politique d’aménagement de peine ne se
résume pas à l’augmentation du nombre de bracelets
électroniques.
Pardonnez-moi aussi de ne pas recenser tout ce qui donne
largement satisfaction parmi les innovations de la loi
pénitentiaire : la présence des assesseurs extérieurs
à l’administration, auxquels nous souhaiterions conférer une
voix délibérative dans le cadre de la procédure
disciplinaire ; l’attention renouvelée aux liens familiaux,
avec la multiplication des unités de vie familiale et des parloirs
familiaux...
Notre rôle n’est-il pas davantage d’insister
sur ce qui pose problème ?
M.
Jean-René
Lecerf,
rapporteur. Nous souhaitions, encore, une meilleure prise en compte de
la maladie mentale en prison, qui pourrait commencer par l’inscription
à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale de la
proposition de loi, adoptée par le Sénat à la
quasi-unanimité le 25 janvier 2011, contre l’avis du
Gouvernement, relative à l’atténuation de responsabilité
pénale applicable aux personnes atteintes d’un trouble mental ayant
altéré leur discernement au moment des faits, tout en renforçant
leurs obligations de soins.
Enfin, permettez-moi, madame le ministre, de redevenir un
instant sénateur du Nord pour vous rappeler que se trouve, dans les deux
départements de la région Nord-Pas-de-Calais, le tiers des matelas
à terre des prisons de la République. C’est dire le
caractère insupportable, dans le Nord, de la surpopulation carcérale,
ce qui explique aussi en partie l’affaire de Sequedin.
Si vous pouviez accélérer, madame le ministre, la
décision indispensable de reconstruction de la prison de Loos-lez-Lille,
votre décision serait unanimement appréciée.
Mes chers collègues, lors de la discussion
générale qui ouvrait les débats sur le projet de loi
pénitentiaire, j’avais confié que si cette loi était un
échec, ce serait la pire déception de mon mandat de sénateur.
Notre ancien et illustre collègue Robert Badinter m’avait quelque
peu rassuré, en déclarant à la fin de nos travaux sa conviction
qu’il s’agissait d’une grande loi marquant le moment où
l’état de droit aura cessé d’être seulement une
référence pour devenir une réalité dans l’univers
carcéral.
Je sais bien que le combat est loin d’être
terminé pour que nos prisons cessent à tout jamais d’être
cette « humiliation pour la République » que vous
dénonciez, cher Jean-Jacques Hyest, voilà treize ans, lorsque nous
entrions dans le XXIe siècle.
(Applaudissements.)
M.
le président. La parole est
à M. Jacques Mézard, pour le groupe du RDSE.
M.
Jacques
Mézard,
président du groupe
du
RDSE. Monsieur le président,
madame le garde des sceaux, mes chers collègues, la privation de
liberté ne peut, et ne doit jamais, se traduire par le retrait des droits
fondamentaux de la personne humaine.
La question pénitentiaire a toujours constitué une
préoccupation forte pour le groupe que j’ai l’honneur de
présider, soucieux en toutes circonstances de défendre la
dignité de la personne humaine, et ce quels que soient les individus et
leur parcours.
Je rappelle à la Haute Assemblée que notre groupe
avait pris l’initiative en 2000, sous l’impulsion du président
Guy-Pierre Cabanel, de la création de la commission d’enquête
sur les prisons. Le sous-titre de son rapport, « Une humiliation pour
la République » – je salue, à cet égard, le
travail accompli alors par Jean-Jacques Hyest ! –, en disait
long sur l’état catastrophique de nos établissements
pénitentiaires, laissés pendant des décennies en
déshérence par les pouvoirs publics, quelle que soit la
sensibilité des gouvernements en place.
Ce choc pour l’opinion publique et les politiques fut-il
pour autant salutaire ? Sur la base du constat que nous faisons, nous
sommes, hélas ! plutôt pessimistes.
Je tiens à saluer, à ce stade de mon intervention,
ceux qui ont accompli ce travail, le président Jean-Jacques Hyest, mais
aussi Jean-René Lecerf, qui – je le dis avec beaucoup de
conviction – a mis ses qualités intellectuelles et humaines au
service d’une grande cause, pour faire une grande loi.
Vous comprendrez donc qu’il était pour nous
évident de demander que se tienne aujourd’hui, devant le Sénat,
ce débat sur la politique pénitentiaire, à la fois pour que soit
dressé un bilan des travaux menés ces dernières années
– il serait injuste de dire que rien n’a été
fait ! –, en particulier depuis l’adoption de la loi
pénitentiaire, et pour que vous nous présentiez, madame le garde des
sceaux, les orientations que vous souhaitez mettre en œuvre.
Avec près de 67 000 détenus au
1er mars dernier, la surpopulation carcérale continue
d’être la règle. Entre le 1er janvier 2002 et
le 1er janvier 2012, le nombre de personnes placées sous
écrou est passé de 48 594 à 73 780, soit une hausse de
52 %, et le nombre de personnes détenues de 48 296 à
64 787, soit un accroissement de 34 % : le taux de
détention est ainsi passé de 79 pour 100 000 habitants
voilà dix ans, à 99 pour 100 000 en 2012. Enfin, le taux moyen
d’occupation de nos prisons – vous le savez mieux que
quiconque, madame le garde des sceaux – atteint 118,8 %.
Il est indéniable que le phénomène a pris une
ampleur particulièrement inquiétante depuis plusieurs années. La
population carcérale est aujourd’hui très largement
supérieure aux capacités d’hébergement des
191 établissements pénitentiaires français et de leurs
57 000 places. Les chiffres de la densité carcérale
illustrent ce constat : 12 établissements ou quartiers ont une
densité supérieure à 200 %, et 31 une densité comprise
entre 150 % et 200 %.
Ce phénomène n’est certes pas
spécifiquement français. Nos voisins, l’Italie et la Belgique,
connaissent des taux d’occupation comparables, mais ce n’est ni une
référence ni une satisfaction.
Dès 1999, la recommandation n° 22 du comité
des ministres du Conseil de l’Europe constatait déjà que la
surpopulation carcérale constituait « un défi majeur pour
les administrations pénitentiaires et l’ensemble du système de
justice pénale ». Pour autant, la construction de nouveaux
établissements pénitentiaires, lancée depuis quelques
années, ne s’est pas traduite par la disparition de la surpopulation
carcérale. En effet, construire de nouveaux établissements et
augmenter considérablement, dans le même temps, le nombre de peines
de prison ferme, c’est une course à la mer qui ne prend,
hélas ! jamais fin.
Les maisons d’arrêt en sont les principales victimes,
avec un taux moyen d’occupation de 135 %. Ce taux
s’élève même, pour l’une d’entre elles, à
306 %. Pour celle de Béthune, il est de 246 % ... je ne
multiplierai pas les exemples, car vous connaissez ces chiffres tout comme moi.
Les conséquences de cette situation sont inacceptables,
unanimement réprouvées, comme ne manque pas de le répéter
le Contrôleur général des lieux de privation de liberté,
auquel je tiens à rendre ici un hommage particulier pour l’immense
qualité de son travail et pour son courage. Il serait très important,
madame le garde des sceaux, que nous tenions tous compte des conclusions
figurant dans son rapport annuel.
Ce qui figure dans ce rapport d’activité est
édifiant. Qui peut encore faire comme si cela n’existait pas ?
L’article 1er de la loi pénitentiaire
de 2009 résume en quelques mots ce sur quoi nous sommes presque
unanimement d’accord : « Le régime
d’exécution de la peine de privation de liberté concilie la
protection de la société, la sanction du condamné et les
intérêts de la victime » – il ne faut jamais
oublier les victimes – « avec la nécessité de
préparer l’insertion ou la réinsertion de la personne
détenue [...] et de prévenir la commission de nouvelles
infractions ». Tout est dit.
Or, après une visite à la prison des Baumettes, le
Contrôleur général des lieux de privation de liberté
évoquait de nouveau « une violation grave des droits
fondamentaux, notamment au regard de l’obligation, incombant aux
autorités publiques, de préserver les personnes détenues, en
application des règles de droit applicables, de tout traitement inhumain
et dégradant ». Comment parvenir à réinsérer avec
des traitements inhumains et dégradants ?
Ces violations, nous les connaissons : la promiscuité
et l’absence d’intimité, qui obligent
– Jean-René Lecerf vient de le rappeler – des
détenus à dormir par terre, l’insalubrité, avec des
conditions d’hygiène dignes d’un autre siècle,
l’oisiveté forcée, la non-application du droit du travail
pénitentiaire, l’utilisation abusive et humiliante des fouilles
malgré leur strict encadrement – là encore, Jean-René
Lecerf a très clairement réaffirmé ce qu’il convenait de
faire, tout en préservant bien évidemment la sécurité des
agents de l’administration –, le développement des
pathologies, en particulier mentales – la question de la psychiatrie
en prison est prégnante.
M.
Jean-Jacques Hyest. Eh oui !
M.
Jacques Mézard. Il s’agit
là d’un problème tout à fait fondamental auquel nous
devons nous attaquer pour de bon, car la situation est intenable pour tout le
monde.
Tous ces éléments combinés aboutissent à
générer de la violence, dont sont victimes à la fois les
détenus et les personnels de l’administration pénitentiaire qui
accomplissent – là aussi, nous le savons tous – leur
travail dans des conditions particulièrement éprouvantes.
Madame la garde des sceaux, il faut passer aux actes, et je sais
pouvoir compter sur votre détermination ; nous la connaissons.
Vous avez dévoilé le 9 janvier dernier à
Marseille votre vision d’une politique pénitentiaire
rénovée, incluant des « projets immobiliers pensés et
des peines efficaces, générant de la sécurité ».
Nous en sommes arrivés à cette situation pour des
raisons à la fois structurelles et conjoncturelles : structurelles,
car la peine privative de liberté demeure la peine de référence
de notre droit pénal, la moitié des condamnations délictuelles
comportant encore une peine de prison, ferme ou avec sursis ;
conjoncturelles, car nous payons aussi aujourd’hui la facture d’une
politique pénale menée ces dernières années qui ne
s’est jamais interrogée, ou pas suffisamment, sur le sens profond de
l’emprisonnement. La volonté incantatoire de combattre
l’insécurité s’est ainsi traduite, à partir
de 2002, par la mise en œuvre d’une politique pénale
essentiellement répressive, dictée trop souvent par les faits divers
– nous l’avons tous souligné ici. Légiférer par
l’émotion n’a jamais été une façon
d’élaborer de bonnes lois.
De nombreux éléments ont contribué à cette
politique hémiplégique, qui a oublié que l’aspect
préventif participait de la lutte contre la délinquance :
correctionnalisation croissante des infractions, développement de la
comparution immédiate, durcissement de la répression de la
récidive et des circonstances aggravantes, affaiblissement du volet
préventif de la justice des mineurs. Deux mesures sont à cet
égard particulièrement symboliques de ce populisme pénal :
les peines planchers et la rétention de sûreté.
N’oublions pas non plus les 30 000 places de
prison que l’ancien président de la République souhaitait faire
construire d’ici à 2017 dans des établissements
de 600 à 800 places, alors que ces programmes immobiliers trop
importants entraînent, nous le savons tous, des difficultés
particulières en matière de gestion.
Sur le plan de la politique pénitentiaire, la loi
pénitentiaire du 24 novembre 2009 était porteuse de nombreuses
promesses, à contre-courant du climat ultra-sécuritaire qui
prévalait alors. Le Parlement avait bien travaillé, dans un esprit
consensuel. Ce texte est un cadre de référence pour l’ensemble
de tous les acteurs de la chaîne pénale.
Nous souhaitons donc aujourd'hui que cette loi, quatre ans
après son adoption, atteigne ses objectifs. Y a-t-il eu manque de moyens,
manque d’ambition ? Je ne reviendrai pas sur les conclusions de
l’excellent rapport d’information de Nicole Borvo Cohen-Seat et de
Jean-René Lecerf. Tout y est, madame la garde des sceaux : de la
sagesse, des propositions.
Nous savons que cela ne se fera pas en un jour, cela demande du
temps. Cela suppose en revanche une volonté et des objectifs et, madame la
garde des sceaux, c’est ce que nous attendons de vous.
Je conclurai en vous invitant à réfléchir sur les
propos d’un détenu recueillis dans D’une prison,
l’autre, documentaire tourné en 2009 : « La
prison n’est qu’un reflet démesurément grandi de la
société qui produit ceux qu’elle incarcère. »
M.
Jean-Jacques Hyest. Oui !