jeudi 27 février 2014

soins sous contrainte: dossier école de la magistrature (ENM)

en lien le fascicule mis en ligne par l'ENM sur le soin sous contrainte

85 pages avec des tableaux de synthèse

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mercredi 26 février 2014

CEDH et expertise psychiatrique des auteurs d'actes violents

CEDH 18 février 2014 Ruiz Rivera contre Suisse : nouvelle expertise et audience devant un tribunal
lien vers l'affaire

Lien vers le site de R. Letteron qui commente cette affaire

Dans sa décision Ruiz Rivera c. Suisse du 18 février 2014, la Cour européenne s’interroge sur la place de l’expertise psychiatrique dans la décision de libérer, ou non, une personne qui a été déclarée pénalement irresponsable après un crime particulièrement grave.
En avril 1995, le requérant, de nationalité péruvienne mais résidant à Zürich, a frappé son épouse de quarante-neuf coups de couteau. Il lui a ensuite tranché la tête, qu’il a jetée par la fenêtre de l’appartement. L’enquête qui a suivi a montré que M. Ruiz Rivera était sous l’emprise de l’alcool et de la cocaïne au moment de son acte. En octobre 1995, le Dr. R., expert psychiatre, rend un rapport constatant que « le requérant souffrait depuis plusieurs années d’une schizophrénie paranoïde chronique ». Au regard du danger qu’il représente pour la sécurité publique, le médecin recommande son internement dans un lieu fermé. En mai 1996, les juges de Zürich le déclarent irresponsable et il est interné au pénitencier de Pöchwies où, inconscient de sa maladie, il refuse tout traitement. Par la suite, le diagnostic de schizophrénie établi en 1995 est confirmé en 2001 et en 2004. Sur cette base, sont rejetées les multiples demandes de mise en liberté formulées chaque année de 2001 à 2004 par M. Ruiz Rivera.
Le recours porte exclusivement sur le refus de mise en liberté de l’année 2004. Celui-ci en effet ne s’est appuyé sur aucune expertise effectuée par un expert indépendant postérieure à 2001, et les tribunaux suisses ont alors refusé de tenir une audience qui aurait permis à M. Ruiz Rivera de présenter ses observations.
L’internement en milieu carcéral
Observons d’emblée que le système suisse admet l’enfermement d’une personne pénalement irresponsable dans un milieu carcéral. Il n’existe manifestement pas d’équivalent aux Unités pour malades difficiles, qui existent en France depuis 1910, et qui sont des services hospitaliers fermés destinés à traiter les patients dangereux pour eux-mêmes et pour les tiers. Dans son rapport adressé au Conseil fédéral suisse, et publié en novembre 2008, le Comité européen pour la prévention de la torture relevait d’ailleurs que l’état de santé de certains détenus nécessitait leur admission en milieu hospitalier, les établissements pénitentiaires n’étant pas « appropriés » à ces pathologies lourdes.
Étrangement, le requérant a omis de se plaindre devant les juges suisses du lieu de sa détention. La Cour européenne ne peut donc que constater l’irrecevabilité de ce moyen, puisque M. Ruiz Rivera n’a pas épuisé les voies de recours internes. Il perd ainsi la possibilité de se prévaloir de la jurisprudence Ashingdane c. Royaume Uni du 28 mai 1985 et O.H. c. Allemagne du 24 novembre 2011, qui énonce que la détention d’une personne atteinte d’une pathologie psychiatrique doit se dérouler en milieu hospitalier.
Poterie symbolisant un sacrifice humainPoterie symbolisant un sacrifice humain, Pérou, Civilisation Mochica.
Le caractère « récent » de l’expertise
Le requérant invoque l’article 5 § 4 de la Convention, estimant que son droit d’introduire un recours devant un tribunal a été violé par les autorités judiciaires suisses.
Son premier grief réside dans le refus des autorités suisse d’octroyer une nouvelle expertise psychiatrique avant de rejeter sa demande de mise en liberté. Sur ce point, la Cour rappelle qu’un individu ne peut être interné pour des motifs psychiatriques que si trois conditions sont réunies. D’une part, la pathologie doit avoir été établie de manière probante. D’autre part, elle doit avoir une gravité de nature à légitimer l’internement. Enfin, ce dernier ne peut se prolonger sans la persistance de ces troubles (par exemple : CEDH, 24 octobre 1979, Winterwerp c. Pays-Bas).
Si la Cour laisse aux États membres une assez grande latitude pour l’organiser, l’expertise psychiatrique demeure cependant la condition sine qua non de la conformité de l’internement à l’article 5 § 4 de la Convention. En l’absence d’une telle expertise, l’enfermement devient purement arbitraire (CEDH, 19 juin 2012 Cristian Teodorescu c. Roumanie). Surtout, la Cour précise, depuis un arrêt Herz c. Allemagne du 12 juin 2003, que cette expertise doit être « récente ».
La formule est bien imprécise, et on peut se demander si une expertise « récente » date de quelques jours, quelques mois, ou quelques années. La Cour a, sur ce point, élaboré une jurisprudence au cas par cas, dont la lisibilité n’est pas toujours très évidente. Dans l’affaire Magalhaes Pereira c. Portugal du 26 février 2002, elle estime qu’une expertise effectuée un an et demi avant la décision est trop ancienne pour justifier une mesure privative de liberté. Dans l’affaire Ruiz Pereira, il s’est écoulé plus de trois années entre la dernière expertise et le refus de mise en liberté opposé au requérant en 2004. La Cour aurait donc pu considérer cette durée comme excessive et sanctionner la violation de l’article 5 § 4 sur ce seul fondement.
La neutralité de l’expertise
Elle ne l’a pas fait, peut-être parce que, dans un arrêt récent de janvier 2013 Dörr c. Allemagne, elle avait accepté une décision de maintenir une personne en rétention de sûreté, alors que la dernière expertise la concernant datait de six ans. Dans ce cas cependant, la persistance de la pathologie était attestée par les médecins qui suivaient le requérant, ce dernier acceptant de se soigner.
Dans l’affaire Ruiz Pereira, le requérant refuse précisément de suivre le traitement, et la Cour déduit des éléments du dossier que cette situation est due « à la rupture du lien de confiance avec le personnel de l’établissement ». À l’argument tiré de l’ancienneté de l’expertise, s’ajoute donc celui de son absence de neutralité. Dans une situation de blocage entre les médecins et le patient, les autorités suisses auraient dû solliciter l’expertise d’un expert dont l’indépendance ne pouvait être contestée. Pour la Cour, le refus d’ordonner une telle évaluation est donc constitutif d’une violation de l’article 5 § 4.
Le droit au recours effectif
La violation du droit au recours effectif est la conséquence de l’absence d’expertise récente et neutre. En effet, la Cour note que le tribunal administratif a refusé la tenue d’une audience, précisément au motif que l’expertise de 2001 était suffisamment détaillée et que ses conclusions avaient été confirmées par le rapport de thérapie de 2004. Dès lors, le tribunal ne disposait pas d’une expertise suffisante pour prendre une décision éclairée, et il aurait dû organiser une audience contradictoire.
Que le lecteur  inquiet du sort du malheureux requérant soit pleinement rassuré. Monsieur Ruiz Pereira a finalement été libéré. Depuis le 1er janvier 2007, la Suisse, anticipant sans doute sur l’issue de ce recours, a modifié son code pénal et exige désormais une « expertise indépendante » à l’appui de toute décision dans ce domaine, étant précisé que « les représentants des milieux de la psychiatrie ne doivent ni avoir traité l’auteur ni s’être occupés de lui d’une quelconque manière » (art. 62 d du code pénal suisse).
Fort de cette évolution, le requérant a pu, en avril 2008, bénéficier d’un nouvel examen de sa situation, par un psychiatre indépendant qui a considéré qu’il avait agi sous l’empire d’un « état de nécessité psychotique », sans que l’on puisse « identifier les caractéristiques d’une maladie à caractère schizophrénique ». De son côté, l’office des migrations du canton de Zürich a estimé qu’il était urgent d’expulser le requérant vers le Pérou. Le 21 juillet 2009, la justice suisse a donc constaté que M. Ruiz Pereira « donnait l’impression de faire preuve d’une plus grande maîtrise de soi » et qu’elle pouvait donc « endosser la responsabilité de libérer le requérant ». Responsabilité suisse toute relative, puisque dès sa sortie du centre pénitentiaire, M. Ruiz Pereira était embarqué à bord d’un avion à destination de Cusco, où il réside aujourd’hui. En compagnie de son épouse, car il s’est remarié en prison.

En savoir plus sur http://www.paperblog.fr/7022156/l-expertise-psychiatrique-devant-la-cour-europeenne-des-droits-de-l-homme/#OJX8Pd5BU3RUcTPQ.99

Dans sa décision Ruiz Rivera c. Suisse du 18 février 2014, la Cour européenne pose aborde la question sensible de l'enferment (internement) des malades mentaux ayant commis un "crime".
La Cour "déclare, à l’unanimité, recevables les griefs tirés de la violation de l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention, en raison du refus des juridictions nationales d’ordonner une nouvelle expertise psychiatrique, de tenir une audience contradictoire et d’admettre le requérant au bénéfice de l’assistance judiciaire"


L'affaire
8. "Le 6 avril 1995, l’épouse du requérant fut retrouvée morte. Le requérant qui, selon les examens toxicologiques auxquels il fut soumis par la suite, était sous l’emprise de l’alcool et de la cocaïne, avait frappé sa femme de 49 coups de couteau. Il lui avait également tranché la tête et l’avait jetée par la fenêtre de l’appartement où s’était déroulé le drame".
11. " Le 10 octobre 1995, le Docteur R., psychiatre, rendit son rapport. Il constata que le requérant souffrait depuis plusieurs années d’une schizophrénie paranoïde chronique et qu’il abusait de stupéfiants. Il estima que le délit commis était en rapport direct avec sa maladie et l’abus de drogue. Il en déduisit qu’au moment des faits, le requérant avait agi en état d’irresponsabilité. Vu le danger grave que celui-ci faisait courir à la sécurité publique, le Dr R. recommanda son internement dans un lieu fermé."
12. " Le 31 mai 1996, le tribunal de district de Zürich constata, au vu des preuves administrées, que le requérant avait tué son épouse et qu’il était totalement irresponsable de ses actes au moment des faits. La juridiction ordonna son internement au sens de l’article 43 du code pénal, dans sa version alors en vigueur"

Le recours porte exclusivement sur le refus de mise en liberté de l’année 2004. Celui-ci en effet ne s’est appuyé sur aucune expertise effectuée par un expert indépendant postérieure à 2001, et les tribunaux suisses ont alors refusé de tenir une audience qui aurait permis à M. Ruiz Rivera de présenter ses observations.
En savoir plus sur http://www.paperblog.fr/7022156/l-expertise-psychiatrique-devant-la-cour-europeenne-des-droits-de-l-homme/#Mc4wZ920YXGsDZ5g.99

En 2004, il formule une demande de mise en liberté qui lui est refuser sans aucune expertise effectuée par un expert indépendant postérieure à 2001, de plus les tribunaux suisses ont refusé d’organiser une audience qui aurait permis à M. Ruiz Rivera de présenter ses observations.

Solution

57.  La Cour estime qu’il convient d’examiner le grief d’abord sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention.
a)  Sur la violation de l’article 5 § 4 de la Convention
58.  La Cour relève d’emblée que le grief du requérant se décompose en deux branches distinctes, l’une portant sur le refus d’ordonner une nouvelle expertise psychiatrique avant de rejeter sa demande de libération, l’autre ayant pour objet le refus de tenir une audience devant le Tribunal administratif de Zürich au cours de laquelle il aurait pu présenter oralement ses observations et poser toutes questions utiles à l’auteur du rapport d’expertise psychiatrique de 2001. Elle estime que chaque branche appelle un examen séparé.

i.  Sur le refus d’ordonner une nouvelle expertise psychiatrique
(α)  Rappel des principes généraux
59.  En ce qui concerne la privation de liberté des personnes atteintes de troubles mentaux, un individu ne peut passer pour « aliéné » et subir une privation de liberté que si les trois conditions suivantes au moins se trouvent réunies :
 premièrement, son aliénation doit avoir été établie de manière probante 
deuxièmement, le trouble doit revêtir un caractère ou une ampleur légitimant l’internement 
troisièmement, l’internement ne peut se prolonger valablement sans la persistance de pareil trouble (voir parmi d’autres, Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 39, série A no 33 ; Varbanov c. Bulgarie, no 31365/96, § 45, CEDH 2000X ; Chtoukatourov c. Russie, no 44009/05, § 114, CEDH 2008).  

A ce propos, aucune privation de liberté d’une personne considérée comme aliénée ne peut être jugée conforme à l’article 5 si elle a été décidée sans que l’on ait demandé l’avis d’un médecin expert. Toute autre approche reste en deçà de la protection requise contre l’arbitraire (Filip c. Roumanie, no 41124/02, § 57, 14 décembre 2006 ; Cristian Teodorescu c. Roumanie, no 22883/05, § 67, 19 juin 2012). 

Concernant les qualifications du médecin expert, la Cour considère en général que les autorités nationales sont mieux placées qu’elle pour en apprécier (voir, mutatis mutandis, Sabeva c. Bulgarie, no 44290/07, § 58, 10 juin 2010 ; Witek c. Pologne, no 13453/07, § 46, 21 décembre 2010 ; Biziuk v. Poland (no2), no 24580/06, § 47, 17 janvier 2012), mais elle a déjà relevé que, dans certains cas particuliers, et notamment lorsque la personne internée n’avait pas d’antécédents de troubles psychiques, il était indispensable que l’évaluation fût menée par un expert psychiatre (Luberti c. Italie, 23 février 1984, § 29, série A no 75 ; C.B. c. Roumanie, no 21207/03, § 56, 20 avril 2010 ; Ťupa c. République tchèque, no 39822/07, § 47, 26 mai 2011).
60.  En outre, l’expertise doit être suffisamment récente pour permettre aux autorités compétentes d’apprécier la condition clinique de la personne concernée au moment où la demande de libération est prise en considération. Dans l’affaire Herz c. Allemagne (no 44672/98, § 50, 12 juin 2003), par exemple, la Cour a considéré qu’une expertise psychiatrique datant d’un an et demi ne suffisait pas à elle seule pour justifier une mesure privative de liberté (voir également, mutatis mutandis, Magalhães Pereira c. Portugal, no 44872/98, § 49, CEDH 2002I ; H.W. c. Allemagne, no 17167/11, § 114, 19 septembre 2013).

Sur le refus de tenir une audience devant le tribunal administratif
(α)  Rappel des principes généraux
67.  La Cour rappelle que l’article 5 § 4 reconnaît aux personnes détenues le droit d’introduire un recours pour faire contrôler le respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « légalité », au sens de la Convention, de leur privation de liberté. Le concept de « légalité » doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l’article 5 qu’au paragraphe 1, de sorte qu’une personne détenue a le droit de faire contrôler la « légalité » de sa détention sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu’elle consacre et du but des restrictions qu’autorise l’article 5 § 1. L’article 5 § 4 ne garantit pas un droit à un contrôle juridictionnel d’une ampleur telle qu’il habiliterait le tribunal compétent à substituer sur l’ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l’autorité dont émane la décision. Il n’en veut pas moins un contrôle assez ample pour s’étendre à chacune des conditions indispensables à la « légalité » de la détention d’un individu au regard du paragraphe 1 (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 171, 17 janvier 2012).
68.  Un aliéné interné dans un établissement psychiatrique pour une durée illimitée ou prolongée a donc, en principe, le droit, au moins en l’absence de contrôle juridictionnel périodique et automatique, d’introduire à des intervalles raisonnables un recours devant un tribunal pour contester la « légalité » – au sens de la Convention – de son internement (Winterwerp, précité, § 55 ; Luberti c. Italie, 23 février 1984, § 31, Série A no 75 ; Rakevitch c. Russie, no 58973/00, §§ 43 et suivants, 28 octobre 2003). Il n’en va pas autrement lorsque la détention avait à l’origine été validée par une autorité judiciaire (X c. Royaume-Uni, 5 novembre 1981, § 52, Série A no 46).
69.  En outre, si une procédure relevant de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6 prescrit pour les litiges civils ou pénaux (A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 203, CEDH 2009), elle doit revêtir un caractère judiciaire et offrir à l’individu mis en cause des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté dont il se plaint (Winterwerp, précité, § 57 ; Bouamar c. Belgique, 29 février 1988, §§ 57 et 60, série A no 129 ; Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 125, CEDH 2000-XI ; Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 31, CEDH 2005-XII ; Allen c. Royaume-Uni, no 18837/06, §§ 40-48, 30 mars 2010). Pour déterminer si une procédure offre des garanties suffisantes, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule (Winterwerp, précité, § 57; Hertz, précité, § 64).
70.  En particulier, la personne internée doit avoir accès à un tribunal et l’occasion d’être entendue elle-même ou, au besoin, moyennant une certaine forme de représentation (Winterwerp, précité, § 60 ; Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, § 22, série A no 237A ; Stanev, précité, § 171). La procédure doit être contradictoire et respecter « l’égalité des armes » entre les parties (Sanchez-Reisse c. Suisse, 21 octobre 1986, § 51, Série A no 107 ; Toth c. Autriche, 12 décembre 1991, § 84, Série A no 224 ; Kampanis c. Grèce, 13 juillet 1995, § 47, Série A no 318B ; Schöps c. Allemagne, no  25116/94, § 44, CEDH 2001I ; Reinprecht, précité, § 31). A cet égard, la Cour rappelle que la tenue d’une audience, dans le cadre d’une procédure contradictoire prévoyant la possibilité d’être représenté et d’interroger des témoins, est nécessaire, lorsqu’il s’agit pour l’autorité judiciaire d’examiner la personnalité et le degré de maturité de la personne concernée, en vue d’en mesurer la dangerosité (Waite c. Royaume-Uni, no 53236/99, § 59, 10 décembre 2002).
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Dans sa décision Ruiz Rivera c. Suisse du 18 février 2014, la Cour européenne s’interroge sur la place de l’expertise psychiatrique dans la décision de libérer, ou non, une personne qui a été déclarée pénalement irresponsable après un crime particulièrement grave.
En avril 1995, le requérant, de nationalité péruvienne mais résidant à Zürich, a frappé son épouse de quarante-neuf coups de couteau. Il lui a ensuite tranché la tête, qu’il a jetée par la fenêtre de l’appartement. L’enquête qui a suivi a montré que M. Ruiz Rivera était sous l’emprise de l’alcool et de la cocaïne au moment de son acte. En octobre 1995, le Dr. R., expert psychiatre, rend un rapport constatant que « le requérant souffrait depuis plusieurs années d’une schizophrénie paranoïde chronique ». Au regard du danger qu’il représente pour la sécurité publique, le médecin recommande son internement dans un lieu fermé. En mai 1996, les juges de Zürich le déclarent irresponsable et il est interné au pénitencier de Pöchwies où, inconscient de sa maladie, il refuse tout traitement. Par la suite, le diagnostic de schizophrénie établi en 1995 est confirmé en 2001 et en 2004. Sur cette base, sont rejetées les multiples demandes de mise en liberté formulées chaque année de 2001 à 2004 par M. Ruiz Rivera.
Le recours porte exclusivement sur le refus de mise en liberté de l’année 2004. Celui-ci en effet ne s’est appuyé sur aucune expertise effectuée par un expert indépendant postérieure à 2001, et les tribunaux suisses ont alors refusé de tenir une audience qui aurait permis à M. Ruiz Rivera de présenter ses observations.
L’internement en milieu carcéral
Observons d’emblée que le système suisse admet l’enfermement d’une personne pénalement irresponsable dans un milieu carcéral. Il n’existe manifestement pas d’équivalent aux Unités pour malades difficiles, qui existent en France depuis 1910, et qui sont des services hospitaliers fermés destinés à traiter les patients dangereux pour eux-mêmes et pour les tiers. Dans son rapport adressé au Conseil fédéral suisse, et publié en novembre 2008, le Comité européen pour la prévention de la torture relevait d’ailleurs que l’état de santé de certains détenus nécessitait leur admission en milieu hospitalier, les établissements pénitentiaires n’étant pas « appropriés » à ces pathologies lourdes.
Étrangement, le requérant a omis de se plaindre devant les juges suisses du lieu de sa détention. La Cour européenne ne peut donc que constater l’irrecevabilité de ce moyen, puisque M. Ruiz Rivera n’a pas épuisé les voies de recours internes. Il perd ainsi la possibilité de se prévaloir de la jurisprudence Ashingdane c. Royaume Uni du 28 mai 1985 et O.H. c. Allemagne du 24 novembre 2011, qui énonce que la détention d’une personne atteinte d’une pathologie psychiatrique doit se dérouler en milieu hospitalier.
Poterie symbolisant un sacrifice humainPoterie symbolisant un sacrifice humain, Pérou, Civilisation Mochica.
Le caractère « récent » de l’expertise
Le requérant invoque l’article 5 § 4 de la Convention, estimant que son droit d’introduire un recours devant un tribunal a été violé par les autorités judiciaires suisses.
Son premier grief réside dans le refus des autorités suisse d’octroyer une nouvelle expertise psychiatrique avant de rejeter sa demande de mise en liberté. Sur ce point, la Cour rappelle qu’un individu ne peut être interné pour des motifs psychiatriques que si trois conditions sont réunies. D’une part, la pathologie doit avoir été établie de manière probante. D’autre part, elle doit avoir une gravité de nature à légitimer l’internement. Enfin, ce dernier ne peut se prolonger sans la persistance de ces troubles (par exemple : CEDH, 24 octobre 1979, Winterwerp c. Pays-Bas).
Si la Cour laisse aux États membres une assez grande latitude pour l’organiser, l’expertise psychiatrique demeure cependant la condition sine qua non de la conformité de l’internement à l’article 5 § 4 de la Convention. En l’absence d’une telle expertise, l’enfermement devient purement arbitraire (CEDH, 19 juin 2012 Cristian Teodorescu c. Roumanie). Surtout, la Cour précise, depuis un arrêt Herz c. Allemagne du 12 juin 2003, que cette expertise doit être « récente ».
La formule est bien imprécise, et on peut se demander si une expertise « récente » date de quelques jours, quelques mois, ou quelques années. La Cour a, sur ce point, élaboré une jurisprudence au cas par cas, dont la lisibilité n’est pas toujours très évidente. Dans l’affaire Magalhaes Pereira c. Portugal du 26 février 2002, elle estime qu’une expertise effectuée un an et demi avant la décision est trop ancienne pour justifier une mesure privative de liberté. Dans l’affaire Ruiz Pereira, il s’est écoulé plus de trois années entre la dernière expertise et le refus de mise en liberté opposé au requérant en 2004. La Cour aurait donc pu considérer cette durée comme excessive et sanctionner la violation de l’article 5 § 4 sur ce seul fondement.
La neutralité de l’expertise
Elle ne l’a pas fait, peut-être parce que, dans un arrêt récent de janvier 2013 Dörr c. Allemagne, elle avait accepté une décision de maintenir une personne en rétention de sûreté, alors que la dernière expertise la concernant datait de six ans. Dans ce cas cependant, la persistance de la pathologie était attestée par les médecins qui suivaient le requérant, ce dernier acceptant de se soigner.
Dans l’affaire Ruiz Pereira, le requérant refuse précisément de suivre le traitement, et la Cour déduit des éléments du dossier que cette situation est due « à la rupture du lien de confiance avec le personnel de l’établissement ». À l’argument tiré de l’ancienneté de l’expertise, s’ajoute donc celui de son absence de neutralité. Dans une situation de blocage entre les médecins et le patient, les autorités suisses auraient dû solliciter l’expertise d’un expert dont l’indépendance ne pouvait être contestée. Pour la Cour, le refus d’ordonner une telle évaluation est donc constitutif d’une violation de l’article 5 § 4.
Le droit au recours effectif
La violation du droit au recours effectif est la conséquence de l’absence d’expertise récente et neutre. En effet, la Cour note que le tribunal administratif a refusé la tenue d’une audience, précisément au motif que l’expertise de 2001 était suffisamment détaillée et que ses conclusions avaient été confirmées par le rapport de thérapie de 2004. Dès lors, le tribunal ne disposait pas d’une expertise suffisante pour prendre une décision éclairée, et il aurait dû organiser une audience contradictoire.
Que le lecteur  inquiet du sort du malheureux requérant soit pleinement rassuré. Monsieur Ruiz Pereira a finalement été libéré. Depuis le 1er janvier 2007, la Suisse, anticipant sans doute sur l’issue de ce recours, a modifié son code pénal et exige désormais une « expertise indépendante » à l’appui de toute décision dans ce domaine, étant précisé que « les représentants des milieux de la psychiatrie ne doivent ni avoir traité l’auteur ni s’être occupés de lui d’une quelconque manière » (art. 62 d du code pénal suisse).
Fort de cette évolution, le requérant a pu, en avril 2008, bénéficier d’un nouvel examen de sa situation, par un psychiatre indépendant qui a considéré qu’il avait agi sous l’empire d’un « état de nécessité psychotique », sans que l’on puisse « identifier les caractéristiques d’une maladie à caractère schizophrénique ». De son côté, l’office des migrations du canton de Zürich a estimé qu’il était urgent d’expulser le requérant vers le Pérou. Le 21 juillet 2009, la justice suisse a donc constaté que M. Ruiz Pereira « donnait l’impression de faire preuve d’une plus grande maîtrise de soi » et qu’elle pouvait donc « endosser la responsabilité de libérer le requérant ». Responsabilité suisse toute relative, puisque dès sa sortie du centre pénitentiaire, M. Ruiz Pereira était embarqué à bord d’un avion à destination de Cusco, où il réside aujourd’hui. En compagnie de son épouse, car il s’est remarié en prison.

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lundi 17 février 2014

UMD: le Conseil constitutionnel renvoie au pouvoir réglementaire le soin de fixer les modalités de prise en charge des patients


Décision n°2013-367 QPC du 14 février 2014
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La question prioritaire de constitutionnalité soumise au Conseil constitutionnel concerne les dispositions de l’article L. 3222-3 du Code de la santé publique, désormais abrogé, qui portait sur la prise en charge au sein des unités pour malades difficiles (UMD).

Les requérants invoquaient l’absence d’encadrement légal des conditions dans lesquelles une décision de placement en UMD pouvait être prise par l’autorité administrative. (pour les réactions de l'association requérante: lien)

Etait soulevée « l’incompétence négative du législateur, qui n’aurait pas fixé les garanties légales assurant le respect » notamment de la liberté d’aller et de venir, du droit au respect de la vie privée, et de la liberté individuelle.

Le Conseil Constitutionnel estime « qu'à l'exception des règles que le Conseil constitutionnel a déclarées contraires à la Constitution dans sa décision du 20 avril 2012 précitée, le régime juridique de privation de liberté auquel sont soumises les personnes prises en charge dans une unité pour malades difficiles n'est pas différent de celui applicable aux autres personnes faisant l'objet de soins sans leur consentement sous la forme d'une hospitalisation complète ».

Dès lors, en renvoyant à un décret le soin de fixer les modalités de prise en charge de ces patients, « le législateur n'a privé de garanties légales ni la protection constitutionnelle de la liberté individuelle ni les libertés qui découlent des articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789 ; que les dispositions contestées n'affectent par elles- mêmes aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit ; que, par suite, le grief tiré de ce que le législateur aurait méconnu l'étendue de sa compétence doit être écarté».



Voici son communiqué de presse :

« Le Conseil constitutionnel a été saisi le 4 décembre 2013, par la Cour de cassation d'une question prioritaire de constitutionnalité posée par les consorts L. Cette question était relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article L. 3222-3 du code de la santé publique (CSP).

L'article L. 3222-3 du CSP, dans sa rédaction issue de la loi du 5 juillet 2011, est relatif à la prise en charge dans une unité pour maladies difficiles (UMD) de personnes faisant l'objet de soins psychiatriques sans leur consentement. Les requérants soutenaient notamment que ces dispositions renvoyaient de manière excessive au décret, ce qui privait la prise en charge en UMD de garanties légales suffisantes. Le Conseil constitutionnel a écarté ces griefs et jugé l'article L. 3222-3 du CSP conforme à la Constitution.

Le Conseil constitutionnel a relevé que dans sa décision n° 2012-235 QPC du 20 avril 2012, il a jugé contraires à la Constitution les dispositions exorbitantes du droit commun relatives aux UMD et portant sur les conditions dans lesquelles l'autorité administrative ou l'autorité judiciaire peuvent mettre fin à une mesure de soins psychiatriques. La date d'abrogation de ces dispositions a été reportée par le Conseil au 1er octobre 2013. À l'exception de ces règles que le Conseil constitutionnel a déclarées contraires à la Constitution, le régime juridique de privation de liberté auquel sont soumises les personnes prises en charge dans une UMD n'est pas différent de celui applicable aux autres personnes faisant l'objet de soins sans leur consentement sous la forme d'une hospitalisation complète. Le Conseil constitutionnel a jugé qu'en renvoyant au décret le soin de fixer les modalités de prise en charge en UMD des personnes faisant l'objet d'une mesure de soins psychiatriques sans leur consentement, le législateur n'a privé de garanties légales aucune exigence constitutionnelle. »